Peut-on apprendre la musique en autodidacte ?
Pour commencer, permettez-moi de prendre un détour et de vous raconter une histoire…
Dans les années 90, le neuroscientifique italien Giacomo Rizzolatti et son équipe travaillaient à l’université de Parme sur le système moteur de singes macaques. Ils firent par hasard une surprenante découverte. Après quelques expériences très simples mesurant l’activité cérébrale d’un singe qui saisissait une pomme, l’un des chercheurs voulut faire une pause et tendit la main pour attraper un sandwich.
Les détecteurs reliés aux électrodes qui mesuraient l’activité cérébrale du singe avec lequel il travaillait se mirent à « biper ». D’après eux, le singe venait de tendre son bras… Il était pourtant immobile, observant le chercheur.
Certains neurones de son cortex moteur s’étaient donc activés à la simple observation de l’action effectuée par le chercheur.
Ces neurones, Rizzolatti les baptisa « neurones-miroir ».
Il put établir que, pour comprendre ce que fait l’autre, un sujet active ses propres neurones moteurs, ceux qu’il activerait pour réaliser la même action que celle qu’il observe.
De nombreuses recherches ultérieures ont permis d’établir des implications immenses dans tous les domaines de la psychologie.
Les neurones miroirs sont la raison pour laquelle nous faisons bailler nos voisins lorsque nous baillons nous-mêmes. Ils fondent aussi notre capacité d’empathie : nous comprenons les émotions et sentiments qu’éprouvent l’autre en les voyant et les vivant nous-mêmes par procuration. Lorsque je vois une personne pleurer, je me sens triste ; si je la vois sourire et rire, je me mets à mon tour à sourire…
Sans les neurones-miroirs la vie en société serait probablement quasi impossible.
Quelle implication pour la musique ?
C’est bien gentil, me direz-vous, voici une histoire divertissante, mais en quoi nous concerne t-elle ? Quel lien avec l’apprentissage de la musique ?
Quel que soit l’instrument dont nous jouons, la production du son s’obtient par des gestes.
La musique n’est pas seulement un art abstrait, c’est un art incarné, qui met en œuvre tout notre corps.
Le rapport très étroit au corps de l’art musical est d’ailleurs de plus en plus étudié. Dans ses fonctionnements et des dysfonctionnements. De nombreux articles et livres paraissent chaque année sur le sujet, aidant à percevoir le musicien pratiquement comme un sportif de haut niveau. Comme ces derniers les musiciens peuvent en effet être victimes de blessures dues au surmenage : tendinites à répétitions, maux de dos dus à une mauvaise position, etc. De plus en plus, kinésithérapeutes et ergologues se spécialisent auprès des musiciens. En France Médecine des Arts publie articles et livres et propose une formation spécialisée aux professionnels de santé.
L’imitation comme fondement de l’apprentissage
Mais l’art musical est aussi une sorte d’artisanat. La main se fait à l’outil à force de patients exercices, à force de gestes répétés encore et encore.
Que penserait-on par exemple d’un ébéniste qui ne montrerait pas à son apprenti les bons gestes pour bien utiliser cet outil, le laissant se débrouiller « par lui-même » ? ou d’un professeur de danse qui ne montrerait pas les pas à son élève, en ne les lui décrivant que verbalement ?
Les neurones miroirs sont déterminants pour l’élève qui, voyant faire son professeur, peut ainsi s’approprier peu à peu de nouveaux gestes, de nouvelles sensations. Il pourra alors les imiter, les tester, et les faire siennes à son tour.
Mais ils sont tout aussi utiles et indispensables au professeur qui, en voyant l’élève jouer, ressent les difficultés qu’il rencontre par procuration, par « empathie gestuelle » si vous me permettez ce néologisme. Il les mesure, les ressent intérieurement, et peut comparer les gestes qu’il voit et ceux qu’il utilise lui-même. Il peut alors expliquer ce qui ne va pas et donner des exercices appropriés.
Il semble bien difficile d’apprendre à jouer un instrument de musique sans quelqu’un de plus avancé que nous pour nous montrer les gestes. Les méthodes papier trouvent ici leur limite : quelle que soit leur qualité, elle ne peuvent être envisagées que comme un support. Le professeur est indispensable.
Suffit-il de regarder jouer un musicien virtuose ?
Formidable, me direz-vous, mais pourquoi dans ce cas ne suffit-il pas de regarder un musicien virtuose pour en faire autant ?
D’abord évidemment parce qu’il nous manque les moyens physiques, musculaires, de reproduire ces gestes complexes, qui nous sont totalement inconnus. Mais aussi parce que nous ne pouvons même pas les ressentir intérieurement. Pour que les neurones miroirs entrent en fonction, il faut que nous ayons déjà ressenti au moins en partie ce que nous voyons. S’il y a un décalage de niveau trop important entre ce que nous savons déjà faire et ce que nous observons, nous sommes incapables d’en tirer parti. Donc plus nous progresserons, plus nous nous arriverons à saisir les subtilités du geste que nous voyons et à les imiter.
Il est donc parfois plus utile au début d’observer quelqu’un de légèrement plus avancé que nous sur le chemin de l’apprentissage musical qu’un grand virtuose. De même qu’il est parfois plus facile à un professeur modeste d’aider des débutants qu’à un grand maître qui a depuis longtemps oublié les sensations de difficultés propres à ceux qui débutent. L’empathie gestuelle permise par les neurones-miroirs est la base de ce dialogue fécond entre élève et professeur.
L’exemple devrait donc être systématique. Et peut suffire en lui-même.
Une amie musicienne me racontait récemment qu’ayant assisté à une masterclass dédiée à son instrument en Allemagne, elle suivait les cours d’un professeur qui ne parlait qu’allemand, langue qu’elle-même ne comprenait que très peu. Mais elle n’eut aucun mal à percevoir et reproduire ce qu’il attendait d’elle grâce aux nombreux exemples qu’il lui donnait.
Pour ne pas excéder les capacités de la mémoire de travail (nous en reparlerons), un bon exemple doit être court – ne pas dépasser quelques mesures – et précéder immédiatement la mise en œuvre par l’élève.
L’exemple doit aussi être donné dans le tempo auquel on veut le voir être exécuté par l’élève, qui aura toujours tendance à reproduire ce qu’on lui aura montré. Dire : “prends-le plus lentement que moi” n’aura aucun effet, tant le mécanisme des neurones-miroirs est puissant… C’est au professeur de modérer son geste et de le rendre accessible si nécessaire.
J’ignore pourquoi, mais la vidéo, bien que très utile, ne semble pas aussi efficace que la présence physique d’un professeur pour activer ce réseau de neurones-miroirs. Il serait probablement intéressant de vérifier ce point par des expériences.
Dérives pédagogiques
L’un de mes professeurs, à qui je demandais pourquoi il ne me donnait pas d’exemple, m’a répondu : « je ne veux pas créer des clones »… les bras m’en sont tombés. Ayant enseigné dans un cursus de pédagogie qui forme les futurs professeurs, il avait été très marqué par une certaine pédagogie qui a cours depuis quelques décennies et dont l’un des principes directeurs est que « l’élève doit apprendre par lui-même », et qu’il faut privilégier l’individualité de l’élève, ne surtout pas la brimer.
Ce concept est absurde en ce qui concerne la musique. Il suffit de comprendre le mécanisme des neurones-miroirs pour comprendre de quel outil précieux on se prive en ne montrant pas les gestes.
Conclusion
Notre cerveau dispose d’un outil extraordinaire pour apprendre : la capacité d’imiter, grâce aux neurones-miroirs.
Professeurs, ne soyez jamais avares d’exemples pour vos élèves ! Ne décrivez jamais le résultat que vous voulez obtenir sans systématiquement en faire la démonstration à votre élève. Elèves, réclamez des exemples !
Très intéressée par ce blog ,je désirerais être informée de la parution des futurs articles.
Cordialement,
N. A.
Merci pour votre intérêt ! Le blog est encore en construction, mais il devrait y avoir d’ici quelques semaines la possibilité de s’abonner à la newsletter et être ainsi informé de la parution des futurs articles.
Cordialement,
A-I dP
Tres interessant🤨
Impressionné !
Merci !
Très intéressant, tout comme les autres articles d’Anne-Isabelle. Il est rare qu’un musicien dévoile ainsi ses recherches voire ses secrets personnels, dévoilant. Mais quel bonheur de lire ces lignes où sont formalisées tant de choses faisant échos à nos propres expériences.
Etant moi-même très autodidacte dans l’âme je voudrais apporter une remarque sur l’utilisation des vidéos : j’ai beaucoup appris moi-même en observant certains grand organistes à la technique infaillible et au jeu musical (je ne citerai pas de nom) sur un site de vidéos (pas de nom non plus :=)…. L’observation du corps de la nuque, des épaules, des bras, des poignets, des mains, des doigts du musicien en train de jouer, certes ne peut révéler ses sensations intérieures, mais donne tout de même des indices très inspirants, sans aucun doute grâce à ces neurones miroirs…
Merci Renaud !
Oui, la question des vidéos et du bénéfice qu’on peut en tirer est vraiment intéressante, et mérite d’être creusée et explorée. Il y a aussi les vidéos qu’on peut faire de soi-même, qui nous permettent d’avoir un regard extérieur sur notre jeu, point de vue évidemment très inhabituel. Cela peut nous permettre de corriger des défauts de posture dont nous n’avons pas conscience. Cela pourrait aussi être un outil utile pour la pédagogie.
Merci pour ton témoignage !
Bonjour Anne-Isabelle,
Je ne connaissais pas le nom de cet impressionnante machine à apprendre embarquée dans notre cerveau. La vidéo reste toutefois un excellent outils pédagogique avec l’avantage de pouvoir diffuser largement le savoir et probablement aussi capable d’activer les neurones miroirs… à en croire les résultats positifs qu’elle apporte.
Je ne sais pas s’il existe une étude qui mesure la différence des résultats obtenus entre l’apprentissage en présentiel et l’apprentissage en vidéo?
La participation à des Workshop en présentiels en est à mon avis un excellent complément.
Très intéressant cet article. Comme dans toute profession, je pense qu’un formateur peut servir de modèle grâce à ses explications et ses exemples. Formateur autrefois dans un tout autre domaine, il n’y a pas plus stimulant quand l’étudiant réclame des exemples.
Moi-même à 70 ans, prenant encore des cours de chant (suis amateur), ma professeur donne beaucoup d’exemples de la voix avec le comment et le pourquoi de mes erreurs. Donc d’accord avec vous, ça aide beaucoup, surtout en présentiel -mot à la mode actuellement:-)-. Sinon je ne serai pas tant capable de sortir comme il faut des sons justes et «beaux».
Comme déjà mentionné sur YouTube, j’aime beaucoup votre blog et par la même occasion encore bravo pour vos interprétations.
Merci beaucoup pour votre commentaire et vos encouragements ! Je suis heureuse que mon blog et mes vidéos vous plaisent.
Merci pour votre gentille réponse, et par la même occasion je viens de commander votre livre sur Widor, me réjouis de le recevoir.
Bonne journée.
Adrian
Et voilà, je découvre aujourd’hui que je vis en Absurdie depuis des dizaines d’années…
Bon, bon, bon… Devrais-je mettre à bas ces dizaines d’années d’enseignement, qui ont produit pas mal de bons résultats ?
NON, je crois que je vais continuer à ne pas me produire face à mes élèves comme un modèle à “imiter”, parce que j’ai confiance en eux, en moi, et ne crois pas une seconde qu’on peut s’ouvrir à l’invention par l’imitation !
L’imitation produit des musiciens qui pour la plupart n’en sont pas, et n’en seront jamais.
D’ailleurs, nombre d’impétrants sur ce chemin sont perdus dès qu’on leur lâche la main !
Tout ceci est une ode à l’enseignement de bon aloi, classique, routinier, sans prise de risque.
Mais je crois (et suis loin de me sentir seul dans ce crédo) aux vertus de la proprioception que l’on appréhende et développe dès le premier jour de pratique.
Mais c’est peut-être parce que j’ai trop d’imagination…