Que se passe t-il dans la tête d’un chef d’orchestre ?

 

Diriger un orchestre de plusieurs dizaines voire d’une centaine de musiciens, lire des partitions qui superposent 20 portées, donner les départs, coordonner les équilibres des différents groupes instrumentaux, donner vie à la musique à travers une interprétation unique…

Mais que se passe t-il dans la tête d’un chef d’orchestre ? Comment peut-il mettre en oeuvre une activité aussi complexe ?

 

 

Une expérience menée à l’hôpital Sainte-Anne (Paris) par Charles Mellerio, médecin neuroradiologue, nous permet de répondre à cette question intrigante.

 

 

L’expérience

 

Le protocole était le suivant :

On a fait écouter à Alain Altinoglu, chef d’orchestre bien connu, l’Allegro de la VIIème symphonie de Beethoven, oeuvre qu’il travaillait à la même période avec son orchestre, en enregistrant l’activité de son cerveau en temps réel grâce à un scanner IRM.

Le même protocole a été appliqué à un sujet témoin, un homme du même âge, mais non musicien.

La comparaison entre les images obtenues dans les deux cas a permis de dégager et de révéler la spécificité de l’activité cérébrale du chef d’orchestre.

 

 

Les résultats

 

Dans les deux cas, celui du chef d’orchestre et celui du sujet témoin, les aires auditives primaires des deux hémisphères était activées symétriquement (Gyrus de Heschl) (Fig. A). Ce qui est normal car elles traitent la perception de tout son, quelle que soit sa nature. Cette activation est automatique, et n’est pas spécifique à la musique.

 

 

 

Légende :
Comparaison de l’activité cérébrale du chef d’orchestre (en rouge), et du sujet témoin (en vert)
A – Cortex auditif primaire (Gyrus de Heschl)     B – Planum Temporale droit    C – Sillon intrapariétal
D – Cortex sensoriel primaire du Pharynx – Larynx     E – Cortex Moteur et Aire Motrice Supplémentaire (AMS)
F – Cortex moteur primaire de la main droite

 

 

 

Ceci étant observé, de nombreuses autres aires s’activaient chez le chef d’orchestre, qui restaient muettes chez le sujet témoin. Les aires cérébrales spécifiquement activées chez le chef d’orchestre étaient les suivantes :

 

 

1/ Aire spécifique à la perception MUSICALE : le Planum Temporale droit (Fig. B)

Cette région de l’hémisphère droit est connue pour être particulièrement développée chez les musiciens professionnels.

Et elle est impliquée dans la perception auditive musicale de la même façon que son homologue de l’hémisphère gauche est impliquée dans la compréhension du langage.

De manière générale et pour simplifier, le langage se trouve essentiellement dans l’hémisphère gauche, et la musique dans l’hémisphère droit.

 

 

 

2/ Gestion de l’ESPACE : le Sillon intrapariétal   (Fig. C)

Le chef d’orchestre est placé en avant et au milieu des musiciens. Il a une place unique au milieu de l’orchestre et est environné par le son. Pour lui chaque timbre est spatialisé dans l’espace qui l’entoure. Le son des violons, des cuivres, des flûtes, des timbales, des contrebasses provient d’un endroit bien défini dans l’espace, et les gestes qu’il devra mettre en oeuvre pour s’adresser à eux seront ajustés à leur position.

Cela colle avec la fonction du Sillon Intrapariétal, activé chez notre chef d’orchestre, et qui est connu pour être impliqué dans la représentation de l’espace et la sélection des objets dans notre environnement.

On pourrait imaginer d’ailleurs que cette aire soit particulièrement sollicitée chez les chefs d’orchestre et chefs de choeur, davantage que chez les autres musiciens.

 

 

 

3/ Subvocalisation : Aire sensorielle primaire du Larynx et du Pharynx    (Fig. D)

On ne s’attendrait pas a priori à voir l’aire sensorielle primaire du lieu de la production de la parole et du chant s’activer, et pourtant c’est ce qui se produit. Cette activation nous donne accès à certains processus cachés de la production musicale.

Cela pourrait bien correspondre à un chant intérieur, ou une subvocalisation, qui permettrait au chef d’orchestre de dérouler le fil de la musique dans sa tête en parallèle de ce qu’il écoute. Ce fil intérieur suit les éléments saillants et importants du discours musical, ceux sur lesquels il porte son attention et qui lui servent de repères. Ce processus permet probablement de suivre plus facilement ce qui se passe et peut-être de détecter plus aisément des erreurs commises.

Cette subvocalisation est commune à beaucoup de musiciens, qu’ils en aient conscience ou non. Elle est normalement inaudible pour le public. Sauf dans le cas, célèbre, de Glenn Gould, qui subvocalisait si fort qu’on pouvait entendre son chantonnement par dessus la musique. Ce qui pouvait se révéler parfois un peu agaçant… ou émouvant selon la perception qu’on en a…

En voici un exemple en vidéo, dans les Variations Goldberg : https://youtu.be/p4yAB37wG5s

C’est un cas extrême, mais le chant intérieur est certainement assez commun chez les musiciens à partir d’un certain niveau, surtout dans le cas de pièces qu’ils ont longuement travaillées et connaissent très bien, et surtout s’ils ont l’oreille absolue et ont l’habitude de s’entendre égrener le nom des notes qu’ils jouent ou qu’ils entendent.

Un ami chef de choeur me racontait que lorsqu’il dirige, ses cordes vocales sont activées, sans pourtant chanter. A tel point qu’à la fin d’un concert il ressent une fatigue vocale aussi importante que s’il avait chanté tout le long.

 

 

 

4/ La préparation du mouvement : le Cortex Prémoteur et l’Aire Motrice Supplémentaire (AMS)   (Fig. E)

A l’écoute de la symphonie de Beethoven, les aires prémotrices du chef d’orchestre s’activent. Or ce sont des aires impliquées dans la préparation et la planification des séquences des mouvements.

Entendre la musique entraîne chez le chef d’orchestre une préparation et une anticipation de cette “danse” que tout son corps doit effectuer pour porter son message aux musiciens qui l’entourent.

Ayant associé profondément gestes et musique, même immobile et allongé dans un scanner, le chef d’orchestre est prêt à l’action.

Cet effet s’observe aussi chez d’autres musiciens. Il y a quelques années, d’autres images IRM fonctionnelles ont été réalisées sur une violoniste concertiste, Jennifer Kohl. Ces images montraient également une activation du cortex prémoteur et de l’AMS à la simple écoute d’une oeuvre qu’elle connaissait, alors que la musicienne était allongée et immobile dans le scanner.

(lien vidéo, en anglais : https://youtu.be/q2xktclf6u4 )

 

 

 

5/ Gestes de la main qui tient la baguette : l’Aire Motrice Primaire de la main droite   (Fig. F)

Cette aire s’active normalement lorsque la main droite bouge, et seulement dans ce cas.

Or le chef était parfaitement immobile dans le scanner.

Il est très puissant de réaliser qu’à la simple écoute de l’oeuvre qu’il a l’habitude de diriger, le chef ressent concomitamment intérieurement les mouvements de sa main, celle qui tient la baguette.

Il est très probable qu’il en soit d’ailleurs de même pour tout instrumentiste professionnel. A la simple écoute de la pièce qu’il est en train de travailler, le musicien ressent les gestes qu’il fait habituellement, même si sa main ne bouge pas extérieurement. C’est irrépressible, automatique.

J’ignore si cette expérience a été effectivement menée chez d’autres musiciens, instrumentistes, vérifiant cette hypothèse. Une telle expérience serait intéressante.

 

 

 

 

 

Conclusion

 

Le cas particulier de notre chef d’orchestre est assez exemplaire, et probablement très représentatif de ce qui se passe dans la tête d’un chef d’orchestre.

 

En résumé, écouter ce mouvement de la VIIème symphonie de Beethoven suffit à entraîner chez le chef d’orchestre l’activation de nombreuses aires cérébrales.

 

C’est un exemple évident de la multimodalité de la musique dans le cerveau des musiciens : de nombreuses aires cérébrales sont recrutées et travaillent ensemble. L’écoute est active et implique la participation du corps tout entier. Dans le cas de notre chef d’orchestre, aires auditives, aires visuo-spatiales, aire motrice de la main, aires de la préparation du mouvement du corps entier, et même aire de la sensibilité du larynx agissent de concert.

 

Et le plus remarquable est que la simple écoute de la musique suffit à entraîner cette cascade conditionnée, qui nous donne un reflet probablement assez fidèle de ce qui se joue dans le cerveau d’un chef d’orchestre lorsqu’il dirige.

Les sons que le chef d’orchestre écoute ne sont donc pas de simples sons, ceux que le commun des mortels entend.

Les notes musicales, pour notre chef d’orchestre, sont colorées et enrichies de sensations corporelles : mouvement du corps et de la main, chant intérieur qui vient chatouiller le larynx, sensation de perception de l’espace autour de lui, dans lequel sont inscrit les instruments et groupes d’instruments qui produisent ce son, chacun à leur emplacement précis.

Sons et sensations corporelles intérieures sont indissociables, témoignage des connexions fortes qui se sont créées entre les différentes aires du cerveau. Activer l’une d’elle entraîne les autres.

 

Il serait intéressant de pouvoir reproduire cette expérience avec d’autres chefs d’orchestre, et de confirmer et de généraliser ces résultats. Les compléter éventuellement.

 

 

 

 

Pour aller plus loin

 

Cette étude a donné lieu à la rédaction d’un article récent pour le Journal of Neuroradiology, par Charles Mellerio. J’ai eu l’honneur de participer à sa réalisation, avec Sylvain Charron, Etevenon et Catherine Oppenheim, et je remercie Charles Mellerio pour sa confiance.

 

Voici ci-dessous le lien pour accéder à l’article (en anglais).

https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0150986123000020?dgcid=author 

 

 

 

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