Le rôle des sens dans la construction des gestes musicaux
Peut-être, au détour d’internet, êtes-vous déjà tombés sur une vidéo de ce type, un de nos compagnons à quatre pattes à qui on a mis des bottes de neige et qui, perplexe, ne sait plus comment marcher :
Au delà du divertissement, cette vidéo est en fait instructive et révélatrice : la marche, automatisme si fondamental et si profond, peut être totalement désorganisée par un simple stimulus sensoriel inhabituel…
Quel rapport avec la musique, me direz vous ?
Lorsque le feedback que nous recevons par nos sens est inhabituel, nos gestes de musiciens peuvent en être profondément perturbés.
Nous nous sentons parfois comme ce pauvre beagle, désarçonnés, et ayant perdu jusqu’à nos automatismes les plus évidents. Tout ce qui paraissait simple jusque là s’est envolé. On perd tous nos moyens, notre jeu se désarticule, tout semble s’effondrer.
En un instant, on se sent comme un débutant.
Si un automatisme aussi profond que la marche peut être désorganisé par un stimulus sensoriel inhabituel, à plus forte raison le geste musical, plus délicat, le sera aussi. Nous allons le voir à travers plusieurs exemples, ci-dessous.
Perturbation des impressions sensorielles, perturbation de notre jeu de musicien
Lorsque nous jouons de notre instrument, nous mettons en jeu au moins 4 de nos sens : la vue, l’ouïe, le toucher et la proprioception. (Cf. mon article dédié à la proprioception, le 6ème sens du musicien)
Que se passe t-il lorsque le feedback et les informations sensorielles qui nous parviennent sont inhabituels ? Lorsqu’ils ne sont pas ceux dont nous avons l’habitude ?
1/ Perturbation du feedback visuel
L’instrument
Prenons l’exemple de l’orgue, mon instrument.
Tous les orgues sont différents.
Le toucher des claviers peut être très sensible et léger, ou au contraire très lourd et dur, et nécessiter un investissement de tout le corps. Mais nous y reviendrons un peu plus loin.
Visuellement, la couleur des touches peut être inversée, et il peut y avoir des notes en plus ou en moins. (ravalement dans les graves du pédalier, qui ajoute quelques touches en dessous du do grave, limite habituelle. Ou à l’inverse, touches supplémentaires dans les aigus)
Je me souviens avoir été déstabilisée la première fois que j’ai joué un orgue baroque, le bel orgue Isnard de la Basilique Saint-Maximin en Provence, vers l’âge de 13 ans, alors que je venais de commencer l’orgue. Non seulement la couleur des touches était inversée, mais il manquait le premier Do # dans les graves.
J’étais complètement perdue, et je ne retrouvais plus mes repères.
Car nous enregistrons à notre insu en jouant de nombreux repères visuels sur lesquels nous nous appuyons.
Claviers de l’orgue de la basilique Saint-Maximin La-Sainte Baume (Provence)
La partition
La partition elle-même peut être source de perturbations visuelles.
Quel musicien n’a jamais été gêné par un changement de partition ?
Il suffit de devoir jouer sur une autre édition que celle de sa partition habituelle pour se sentir mal à l’aise. La disposition des mesures et portées n’est pas la même, les tournes sont différentes… Que nous le voulions ou non, nous intégrons un certain nombre de repères visuels en lien avec la partition.
La disposition des notes sur la portée peut aussi perturber visuellement la lecture.
Ainsi dans l’exemple suivant, qui est un extrait de la Toccata (pour orgue) de Léon Boëllmann :
Au changement de clé entre deux mesures (mes. 24-25), visuellement la main gauche a envie de descendre, en suivant la disposition visuelle, alors qu’en réalité elle monte, à cause du changement de clé. Et inversement à la fin de la mesure 25.
Un effet visuel potentiellement perturbant que les éditeurs devraient parfois prendre en compte lorsqu’il faut choisir entre un changement de clé et quelques lignes supplémentaires…
2/ Perturbation du feedback sonore
Orgue
En tant qu’organistes, nous nous retrouvons parfois dans une circonstance assez inhabituelle pour un musicien. Nos claviers se trouvent parfois à plusieurs dizaines de mètres des tuyaux qui produisent le son.
Même si la transmission de la touche au tuyau est presque immédiate grâce à la magie de la transmission électrique, le son qui nous revient aux oreilles nous parvient avec un retard d’une fraction de seconde, à cause de la relative lenteur de la propagation du son dans l’air.
Cela peut paraître très peu, mais c’est suffisant pour être perturbant.
Et le décalage est d’autant plus sensible dans le cas de pièces un peu virtuoses. Car la note qui nous revient n’est alors pas celle qu’on est en train de jouer…
Console mobile de l’orgue de la Basilique Sainte-Clotilde, Paris
Olivier Penin, organiste titulaire
Autres instruments
C’est particulièrement vrai pour les organistes, mais d’autres instruments peuvent être également confrontés à ce phénomène de perturbation du feedback sonore.
Le célèbre violoniste Itzhak Perlman raconte par exemple l’anecdote suivante dans sa masterclass pour le site Masterclass.com : il jouait un jour dans une salle immense, si grande qu’il y avait un délai entre ce qu’il jouait et le son qui lui revenait par les haut-parleurs de la salle. Le son lui revenait en retard.
Comme pour l’orgue, le phénomène était particulièrement déstabilisant dans le cas d’une pièce virtuose, de Paganini par exemple.
Les notes qu’il jouait et celles qui lui revenaient se mélangeaient. Ce phénomène inhabituel et très perturbant l’obligeait à une concentration plus grande pour rester focalisé sur son jeu.
Des amis chanteurs m’ont aussi raconté être parfois déstabilisés par les différentes acoustiques qui leur donnent un retour très différent de leur voix.
Oreille absolue et instruments baroques
Le feedback sonore que nous obtenons peut être perturbé de manière encore différente.
Lorsque nous possédons l’oreille absolue en 440 Hz, et que nous jouons un instrument baroque en 415 Hz sans être prévenu, la surprise peut être déstabilisante.
Je me souviens d’un ami, candidat au concours d’entrée au CNSM de Paris qui avait raté son épreuve de Basse Continue, car on ne l’avait pas prévenu que l’orgue positif était en 415 Hz. Il lisait une ligne musicale en Do Majeur et entendait Si Majeur sortir de son clavier…
Rassurez-vous, cela ne l’avait finalement pas empêché d’être reçu. 🙂 Mais il s’est fait une sacrée frayeur !
Je me souviens avoir eu un problème similaire et avoir observé avec amusement ma main droite se décaler pour tenter de jouer les notes qu’elle entendait. C’était plus fort que moi.
(Sur l’oreille absolue, cf. mon article sur ce blog)
Musique de chambre et accompagnement
Laissez-moi vous raconter une anecdote personnelle.
Alors que, adolescente, je venais tout juste de découvrir l’orgue après quelques années de piano, j’ai commencé à accompagner des messes. Une expérience qui fut très désagréable, et assez catastrophique à mes débuts. J’ai progressé depuis !
Je travaillais consciencieusement pendant 15 jours mon programme de chants, et j’arrivais généralement assez confiante. Mais au moment où la personne que je devais accompagner ouvrait la bouche, je perdais systématiquement tous mes moyens, et n’arrivais même plus à ne serait-ce que doubler la ligne mélodique chantée à la main droite. J’étais complètement perdue. J’ai vécu quelques expériences assez humiliantes.
Je n’ai compris que des années plus tard ce qui se passait. J’écoutais la personne chanter et du coup je ne m’entendais plus. Le feedback sonore que je recevais était différent.
3/ Perturbation du feedback proprioceptif et tactile
La proprioception nous donne des informations sur la position de notre corps dans l’espace. cf. mon article dédié à la proprioception, le 6ème sens du musicien
Lorsque nous jouons de notre instrument, notre corps nous renvoie en permanence des sensations proprioceptives et tactiles en lien avec notre jeu.
Ces informations proprioceptives et tactiles peuvent être aussi perturbées.
Dans le jeu d’un instrument de musique
Le toucher des claviers d’un orgue peut être très sensible et léger, ou au contraire très lourd et dur, et nécessiter un investissement de tout le corps. L’enfoncement des touches peut varier de quelques millimètres à plus d’un centimètre.
Et la dureté de la mécanique peut varier de 30 à 450 grammes. (Benjamin Steens, Autour de la posture à l’orgue, in L’Orgue, 2006, III, p. 11)
Ayant des instruments de travail aux claviers très lourds je me souviens avoir été longtemps gênée pour jouer de petits instruments d’esthétique baroque, au claviers légers et hyper sensibles. Etant habituée à mettre un grand investissement corporel dans mon jeu, j’ai mis du temps à comprendre qu’il fallait une main légère, structurée et précise.
A l’orgue nous avons aussi la particularité de jouer un clavier avec nos pieds, le pédalier. Or il arrive que le pédalier soit légèrement décalé vers la gauche ou la droite par rapport à nos repères habituels. Deux centimètres suffisent. Nos pieds tombent alors systématiquement sur la note d’à côté…
On sous-estime la puissance d’enregistrement et la précision de nos automatismes…
Fort heureusement, l’expérience et la pratique nous permettent de nous adapter.
Autres occurrences dans la vie quotidienne
Cette perturbation de nos repères proprioceptifs peut se manifester dans d’autres circonstances de notre vie.
Une amie musicienne, à qui je rendais visite et qui était enceinte, me racontait son étonnement et sa déstabilisation devant les changements de la perception de son propre corps au fur et à mesure de l’avancement de sa grossesse. Tous les repères habituels sont perturbés, à commencer par le centre de gravité, qui se déplace.
Elle ne se sentait plus très sûre de son équilibre, et n’osait plus monter sur un tabouret par exemple, de peur de tomber…
Notre centre de gravité est un repère si fondamental et si évident que nous n’avons même pas conscience de son existence, et à quel point nous le prenons en compte pour chacun de nos mouvements.
4/ Le trac, peut-être une perturbation du feedback émotionnel ?
Parmi les sensations qui accompagnent la pratique quotidienne du jeu de notre instrument se trouvent également nos émotions. Généralement assez paisibles et sereines dans le cadre d’un environnement quotidien, elles sont fortement perturbées dans le cadre du jeu devant un jury ou un public si c’est une situation inhabituelle pour nous.
Nous avons associé au jeu de notre instrument des émotions assez sereines.
Mais les émotions qui nous submergent dans le cas d’un examen, d’un concours ou d’un concert, ne font pas partie de la chaîne habituelle de la production de notre geste musical.
Elles mettent tout notre système en alerte, et le font s’effondrer comme un chateau de carte auquel on aurait retiré une carte maîtresse. Tous les maillons de la chaîne qui construisent le geste sont importants, et les émotions en sont un maillon crucial.
Analyse
Lorsque nous jouons de notre instrument, nous ne travaillons et n’enregistrons pas seulement des gestes.
Nous enregistrons des gestes mais aussi toutes les impressions sensorielles liées à chacun de ces gestes, et synchronisées avec lui.
Ces impressions sensorielles deviennent des repères sur lesquels nous construisons notre geste.
- Repères corporels. Sensations proprioceptives (information sur la position de notre corps dans l’espace. cf. mon article dédié à la proprioception) et tactiles
- Repères auditifs. Perception auditive des sons que nous produisons
- Repères visuels
C’est le fondement de boucles sensori-motrices qui nous permettent de jouer notre instrument.
Boucle audio-gestuelle (le feedback sonore en temps réel conditionne nos gestes), boucle visuo-gestuelle (les notes que nous voyons entraînent un geste), etc.
Pour construire notre geste nous avons besoin d’un fondement et d’une structure stable, d’un bloc de références visuelles, auditives, tactiles et proprioceptives sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. D’un socle de repères fixes et stables que nous connaissons et reconnaissons.
Comme pour construire une maison il faut un sol fixe et stable. Nous ne pourrions rien faire sur un sol qui bougerait en permanence…
Nous mettons en oeuvre tout notre corps, et nos perceptions sensorielles sont le socle sur lequel nous construisons nos gestes.
Si ces références sensorielles disparaissent, si un ou plusieurs de nos repères auditifs, visuels, ou proprioceptifs habituels sont perturbés, c’est toute la chaîne qui est déstabilisée, tout notre jeu qui est compromis. Tout se passe comme si le sol sur lequel nous marchions avec confiance se mettait à trembler dans tous les sens. Nous perdons l’équilibre.
Nous sentir déstabilisés à ce point nous interroge et nous inquiète. Nous nous remettons en question. Alors que c’est un phénomène normal, qui nous renseigne sur les bases fondamentales des mécanismes de notre pratique de musicien.
En tant que musiciens, nous portons beaucoup d’attention à nos gestes, que nous affinons et perfectionnons toujours davantage. Mais nous prêtons très peu attention aux repères sensoriels qui nous servent de socle pour construire ces gestes si précis.
Nous avons heureusement une capacité d’adaptation tout à fait remarquable, et il est rare que ce type de difficulté résiste à un peu d’entraînement dans ces nouvelles conditions.
Mais ce curieux phénomène nous donne un éclairage significatif sur la façon dont nous nous appuyons sur nos sens pour effectuer chacun de nos gestes.
Conclusion
Amis musiciens, dans vos prochaines séances de travail, observez-vous et demandez-vous quels sont ces repères sensoriels sur lesquels vous vous appuyez, qui vous paraissent tellement normaux que vous n’y prêtez pas attention.
Feedback visuel, auditif et tactile de votre instrument pendant le jeu, environnement…
Demandez-vous ce qui perturberait votre jeu.
Et habituez-vous à jouer dans des contextes différents pour muscler votre capacité à vous adapter et vous rendre plus forts face au changement. Sortez de votre zone de confort.
Rendez vous “tout terrain” et imperturbables !
Eh oui ! les perturbations…elles sont nombreuses et il nous faut beaucoup de patiences pour parvenir à les contrôler, (pour celles qu’on est parvenu à identifier !)
s’entrainer à être “perturbé”… pas très glamour, mais sûrement efficace !
Quand on a toujours joué de mémoire, et que du jour au lendemain, il faut se mettre à jouer sur lecture des partitions, c’est une véritable avalanche de perturbations qui viennent à l’assaut du jeu !
Dans un article précédent tu évoquais la maitrise des clés, notamment… Je me suis rendu compte que connaitre ses notes ne signifiaient pas forcément savoir les jouer sur le clavier ! selon la clé, selon la tonalité du morceau, la position de la main et des doigts n’est pas la même…
Alors parfois, avant de me jeter corps et âmes sur le clavier, une petite révision de la gamme concernée est nécessaire pour me remettre en mémoire la position des notes sous mes doigts…après, c’est bon, il y a déjà moins d’erreurs… un peu moins….un peu …!
Très bon article, toujours très bien construit, très clair comme d’habitude… un régal !
Merci Anne Isabelle, tous ces mots précieux ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd, mais d’un organiste en cours d’apprentissage !
Avec toute mon amitié,
JP
Bonjour,
Ce blog est très intéressant,moi , j’aimerais que vous écriviez sur un problème que j’ai beaucoup de mal à traiter ,l’avance à la lecture. J’ai beaucoup de mal à prendre un peu d’avance quand je joue.D’ailleur ,je pense que le cerveau analyse des figures géométriques et des intervalles, plutôt que des notes … mais c’est un problème qui me tient à cœur, quand je tournais les pages des organistes ,il y en avait qui me demandait de tourner la pages deux mesures avant ,ils avaient déjà tout enregistré dans leurs vision de la partition ! Incroyable ! Qu’en pensez vous,et comment peut on traiter ce problème…
Mille mercis.