Lire ou déchiffrer une partition, une aventure dont nous avons oublié le mystère…
Ce post s’adresse tout particulièrement à vous, chers professeurs.
Je vous invite à un voyage dans le temps… Je vous emmène avec moi, 20, 30, 40, peut-être 50 ans en arrière ! à la fin de votre classe de CP, quelques mois après avoir appris à lire pour la première fois…
Lire, une expertise
Nous sommes aujourd’hui tous experts en ce domaine, nous maîtrisons la lecture depuis si longtemps que nous avons totalement oublié les sensations et la difficulté que cela peut représenter. Accrochez vos ceintures, je vais vous mettre dans la peau de cet élève de CP…
Voici l’exercice que je vous propose : lire ces deux courts paragraphes de Raymond Queneau, extraits de ses Exercices de style (1947). Il décline dans ce recueil amusant 99 fois la même histoire, assez brève, dans des styles littéraires très variés, des plus convenus aux plus farfelus.
Je vous rassure, malgré les apparences, l’extrait que je vous propose est écrit en français (Si, si ! bon, certes…avec un accent anglais…). Simplement la correspondance des lettres et des phonèmes est un peu perturbée par rapport à ce que nous connaissons…
Ce qui vous permettra donc d’expérimenter ce qu’un élève qui vient d’apprendre la correspondance lettres/sons peut ressentir.
Tenez, prenez un chronomètre pour voir combien de temps il vous faudra pour déchiffrer totalement ce texte sans en manquer un seul mot…
Jouez le jeu et abordez ce texte sans autres renseignements que ceux que je vous donne.
Poor lay zanglay
Cette version de la charmante historiette de R. Queneau s’intitule : Poor lay Zanglay
En voici le contenu :
Ung joor vare meedee ger preelotobus poor la port Changparay. Eel aytay congplay, praysk. Jer mongtay kang maym ay lar jer ay ger vee ung ohm ahvayk ung long coo ay ung chahrpo hangtooray dunn saughrt der feessel trayssay. Sir mirssyer sir mee ang caughlayr contrer ung ingdeeveeduh kee luhee marshay suhr lay peehay, puhee eel arlah sarsswar.
Ung per plus tarh jer ler rervee dervang lahr Garsinglahzahr ang congparhrgnee d’ung dangdee kee luhee congsayhiay der fare rermongtay d’ung crang ler bootong der song pahrdessuh.
Lire, déchiffrer : des sensations oubliées
Je suis prête à parier qu’il vous a fallu cinq à dix fois plus de temps pour arriver au bout de ces deux paragraphes, qu’il ne vous en faut ordinairement pour un texte en français de longueur similaire. Pas vrai ?
- Je suis prête à parier également qu’il vous a fallu prononcer certains mots à haute voix pour les reconnaître, en décodant laborieusement la concordance entre les syllabes et les sons associés.
- Je pense que la compréhension du texte ne vous est pas apparue immédiatement, et qu’il vous a même fallu relire certaines phrases plusieurs fois pour les comprendre.
- Vous avez peut-être dû revenir aux phrases précédentes, dont vous aviez oublié le contenu le temps de déchiffrer la suite ?
- La deuxième et la troisième relecture de chaque phrase, sans être totalement fluide, était néanmoins plus facile que le premier déchiffrage n’est-ce pas ?
- Peut-être avez-vous eu même besoin de l’aide d’une autre personne pour déchiffrer ce texte jusqu’au bout ?
- Peut-être, devant la difficulté, avez-vous été tenté d’abandonner avant la fin du texte. Et peut-être avez-vous d’ailleurs abandonné, fatigué et un peu frustré par cet exercice stupide que je vous impose…
Bravo, vous avez réussi votre voyage dans le temps ! Vous avez retrouvé ce jeune apprenti de la lecture que vous étiez et que vous aviez presque totalement oublié…
Lire, se confronter au risque du texte
Cet exercice vous a peut-être aussi fait redécouvrir une sensation oubliée : la curiosité et l’incertitude, voire le risque, provoqué par le côté mystérieux d’un texte qu’on nous a soumis sans autre explication et qui ne se laisse pas dévoiler au premier regard. De quoi parle t-il ? Quel est son sujet ? Dans quelle histoire et quel univers va-t-il m’emporter ?
Nous choisissons nos lectures en connaissant presque toujours le contenu général de ce que nous allons lire. Et si ce n’est pas le cas, nous pouvons en avoir une idée en un seul coup d’œil.
Ce n’était pas le cas quand nous apprenions à lire.
Conclusion
Apprendre à lire ressemble parfois à un parcours du combattant. C’est une compétence d’une grande complexité qui nécessite beaucoup d’années de pratique quotidienne pour être totalement maîtrisée. Mais le jeu en vaut la chandelle car la récompense est immense : lire nous ouvre des horizons infinis en nous donnant potentiellement accès à tout le savoir de l’humanité, de l’antiquité à nos jours. Elle nous permet de dialoguer avec les plus grands penseurs ou auteurs, passés ou présents.
Il en est exactement de même pour une partition de musique. La récompense, lire et s’approprier les chefs d’œuvre de la musique, est merveilleuse, mais le chemin est épineux.
Professeurs, soyez évidemment exigeants avec vos élèves car l’enjeu en vaut le coup, mais rappelez-vous parfois cette petite expérience et notre voyage dans le passé…
et oui, le retour aux premiers pas, c’est encore un gage de qualité du bon professeur, qui accepte de quitter la hauteur de sa chaire, pour se mettre au niveau de son élève…travail de mémoire, travail d’humilité, travail de patience, travail de pédagogie tout simplement..
tout est une question de point de vue !
MERCI pour ce rappel oh combien important…